samedi 6 décembre 2014

Mémoires ascendantes ( 12 )


Un livre, c' est d' abord un parfum.
Fleurs des champs oubliées entre deux buvards. Odeurs d' école, de cuir, de cave, de plomb.
Un livre se prend par le nez avant d' y plonger le regard.
Un livre c' est aussi une musique. Je veux dire, même fermé.
Comme les sons de l' orchestre avant la symphonie.
Comme les larmes de sang avant la chanson triste.
Mon père me l' a appris.
Je m' asseyais sur le haut tabouret de la bibliothèque. Il posait un livre au hasard sur mes genoux et me disait " ferme les yeux, respire, dis moi ce que tu entends. "
Comprendre ne comptait pas, je faisais rouler les mots sur ma langue tandis que s' écroulaient les murs de la pièce, ceux de la grande maison, tous les murs de la terre que mon corps immobile parcourait en tous sens.
Des voyages, il y en eut beaucoup et je ne crois pas avoir jamais achevé un seul jour sans tourner une poignée de pages. A la clarté du premier rai, dans l' éblouissement du midi, sous la flamme vacillante d' une bougie, contre la lampe d' opaline, plus près, toujours plus près des petits signes noirs, mes carreaux comme des loupes et moi penchée jusqu' à toucher du nez ce qui m' échappait chaque jour davantage. 

J' ai perdu mes yeux, la lumière, au beau milieu d' un livre, entre des feuillets jaunis.
Et le monde s' est teinté de bistre.

                                                                               *

Il me faut la maison silencieuse et le doux clapotis des légumes cuisant dans le faitout.
Je m' installe à la cuisine et pose mon illustré sur le formica de la table. J' effleure la couverture. Les gros titres et puis la photo. Je lis sur les visages, dans les plis du satin le bonheur en amour et la boue des mensonges, la mort qui se tapit ou les enfants à naître...
Puis je mouille mon index pour lentement tourner les pages. J' aime les vies de gazettes. Nul besoin de parcourir des livres aux héros inventés quand le monde réel est peuplé de grands hommes ou de princesses au cœur pur.
Page après page, mon esprit s' envole. Je ne suis plus ni mère, ni épouse.
Je monte des marches recouvertes d' un tapis rouge. Je bois du champagne sur des terrasses dominant la mer. J' offre mes robes de bal à des œuvres de charité. Je tends ma bouche humide aux crépitements des flashs. Des limousines m' emportent et je ferme les yeux...

Et je rouvre les yeux.
Six heures viennent de sonner, l' eau déborde du faitout.

J' emballe les épluchures dans mes rêves de papier glacé.


                     

18 commentaires:

  1. Bon j'ai pas fini de lire mais ta première phrase, oui, chaque fois petit que j'allais acheter un livre, je le humais, le respirait, j'adorais. Après en lisant, je le mordais, juré même si c'est euh bon mordre un livre...la nourriture spirituelle...bon je continue...

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    1. :)))

      dévorer un livre.. l' expression vient donc de toi :)

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  2. C'est ainsi que votre père vous a appris à ... écrire.
    Pour les livres, je devais plutôt attendre les circonstances, noël, ou je ne sais quoi... et on m'a plutôt appris à désécrire en m'obligeant aux modèles.... Dur de se libérer du carcan...
    J'y pense : les marchands de tablettes sont foutus : comment éplucher des légumes en rêvant sur une tablette? Quoique...

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    1. désécrire, désapprendre.. difficile mais nécessaire

      les tablettes pour allumer le feu, pour cirer les chaussures ou emballer les œufs, j' avoue, c' est bof :)

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  3. On peut les casser en essayant de les plier avec les épluchures...

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  4. L'écran seul pour le moment donne accès à vos poèmes et récits, Agnès. Vous n'imaginez pas l'ampleur, les senteurs et la lumière dont ils sont porteurs :)

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  5. Vos textes sont aussi savoureux qu'un tournedos de biche au caramel, qu'un faon à la betterave rouge, qu'un filet de cerf au cassis...

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  6. Nos commentaires se sont croisés Agnès, mon écran bloqué sur des recettes de cuisine :)
    Je voulais atténuer la pompe de mon premier commentaire. Votre écriture est si forte qu'elle laisse baba...

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    1. Le baba, c' est pour le dessert.. :)

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    2. Babaorum ???? ça se mange ? Je croyais que c'était un camp romain quelque part en Armorique...

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  7. Ah, le rêve de cette Cendrillon aux épluchures...

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    1. dans les contes d' aujourd' hui, les petites filles cherchent le prince charmant dans les journaux à scandale :)

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  8. Qu'importe la manière de quitter le réel
    A chacun sa façon de s'évader en rêve :
    Monter dans le traîneau d'un conte de Noël,
    Gagner l'horizon d'une nouvelle brève,
    Dévorer l’aventure de héros de papier,
    Humer les odeurs que nul ne perçoit…
    Un livre, une revue, c’est tremplin désigné
    Pour se construire un monde qui ne soit
    Rien qu’à soi.

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  9. Chacun sa façon, en effet.. mais faut se méfier des marchands de rêves

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  10. Les meilleurs, du point de vue de mon odorat, ce sont les vieux bouquins jaunis par le temps, découverts - sans doute - dans un vieille malle de cuir au fin fond d'un grenier abandonné et dont les pages n'ont pas été découpées. Entre les cahiers, on trouve - généralement - des cadavres de mouchettes, de moustiques, de cousins, voire de xylophages. Les remugles du vieux papier, de la poussière, des toiles d'araignée sont souvent plus bénéfiques aux rêves que la lecture elle-même.

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  11. C' est vrai :)
    Quand j' étais gosse, pendant la messe où je m' ennuyais ferme, je sniffais les missels et me faisais toutes sortes de trip sur l' odeur de moisi.. :)

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    1. Comment peut-on s'ennuyer (et ferme encore) à la Messe ? Et v'là un rail de missel maintenant...Mon Dieu pourquoi nous as-tu abandonné ?

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